Préambule : Morgan Govignon, je vous en ai déjà parlé sur ce site, je l’ai rencontré au Manx GP en 2014. Je l’ai revu par-ci par-là au gré des paddocks. Un mec que j’aime bien, qui écrit comme j’aimerais savoir faire.
Un mec à part aussi : non seulement il a compris comment me parler mais en plus il arrive à me faire taire !
Pour le point 1, il savait qu’en me proposant d’aller rouler et camper dans le froid, il marquerait des points. Mais aussi qu’il avait plus de chances que ça marche en s’y prenant au dernier moment. Bref, trois jours avant un week-end de décembre, il m’a proposé d’aller faire des photos aux Millevaches. J’ai bien rigolé quand il m’a dit au téléphone « ça fait 15 jours que je prépare le truc mais je me suis dit que ça ne servait à rien de te prévenir à l’avance »…
Pour le point 2, pour une fois, je n’ai rien rédigé dans le texte qui suit (et qui est aussi paru le 18 janvier dans Moto Revue), je me suis contentée de faire des photos. Et comme d’hab, Momo s’est lâché sur l’écriture, un récit à lire, à aimer et à se marrer !
5h30, vendredi 9 décembre. Je jette un dernier coup d’œil au sapin familial, à mon petit confort et au canapé du même tonneau, avant de rentrer dans le garage, froid. Je le connais bien, cet endroit. Il y a 6 heures encore, je faisais prendre, avec le sèche-cheveux de madame, de la résine époxy sur le carter de boîte fuyard de mon side-car… Je kicke, sous les étoiles, et ça fume : ici commence la route pour les Millevaches.
Il fait très nuit, pas spécialement très froid, même si le mercure est passé sous le zéro. La lune éclaire les prés berrichons, blancs de gel, et l’ampoule jaune du side-car MZ essaie tant bien que mal de savoir où se cache la route. Avec lui, les hérissons vivent en paix, se caltent avant que j’arrive, et me tire la langue depuis les bas cotés… L’air est frais, le moteur ronronne à merveille, mais je suis encore loin d’exploiter les 21 chevaux de la bête, rodage oblige. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir des parents communistes, MZ (pour Motorrad Zschopau) est une marque fabriquée en ex-Allemagne de l’Est, perdue dans le temps et les chutes de mur, avec une seule règle au cahier des charges : être utile. Monocylindre deux temps, 250 cm3, une sorte de grosse mobylette avec un side-car à coté dans lequel tu peux mettre ta famille, un cochon, ou ce que tu voulais transporter dans ces pays étoilés de rouge quand tu ne pouvais t’offrir le luxe d’une Trabbant, voiture du peuple… deux temps, elle aussi. De l’alu, de l’acier, pas plus qu’il n’en faut pour éviter tout faste capitaliste, ces drôles de bêtes ont acquis une réputation d’increvabilité tenace, mais le vilebrequin changé il y a juste deux semaines et les couilles qui ont suivi ont mis une petite nuance dans ce bonheur à trois pattes : c’est pas robuste, non… c’est juste facilement réparable.
Tu le crois tu le crois pas, mais pour ce voyage, j’ai l’engin le plus luxueux de l’assemblée. Du coté de Pissevieille, à deux pas de Trouy (ça s’invente pas !), je rejoins un groupe de potes, du genre pas fins, du genre fêlés, qui font depuis quelques années les 200 km qui les séparent du plateau de Millevaches… en mobylette ! Dans cette trentaine de frapadingues, on retrouve toutes les générations, tous les styles, aussi bien en pilotes qu’en véhicules : le quintal et les 59 balais du Gros Pedro se promènent sur un Honda C70 d’époque, Jean-Séb a sorti son Dax, sa guirlande de Noël et sa remorque, Jordi ses 23 ans, sa 51 jantes à bâtons et pot de détente… La moitié des engins ont des remorques, achetées à la va-vite ou fabriquées avec ce qui traînait dans le garage, pourvu que ça roule et que ça évite de trimbaler un sac à dos. Des trucs improbables, scientifiquement calculés, approuvés par les mines et tout et tout, hein ! Bref, ça sent l’idée du siècle à l’apéro, le rêve d’ado enfin exaucé, l’huile deux temps pas bien dosée et l’aventure, véhicule compris, pour le prix d’un train de pneus. Perché sur mon invincible allemande, je scrute l’aiguille du compte-tours qui oscille 5 fois par seconde de 40 à 60 km/h… Aucun doute, ils sont tous à bloc : nous roulons à 50. C’est beau, ce défilé nocturne de guêpes obèses. Et le sourire commence à venir.
Sans prévenir, les deux mobs devant moi pètent d’un coup les plombs : un des pilotes se met à la hauteur de son collègue, défiant sa Bleue d’époque, et lui plante ses yeux droit dans la visière. Ça sent la poudre, l’arme secrète, la poire de nitroglycériméthanol subrepticement cachée, la bourre quoi ! Et ouais… J’avais raison. Sauf qu’il s’est mis à pédaler. Ouais, pédaler, prenant au moins 1m50 d’avance sur son rival, écœuré. Le sourire s’est transformé en rire, j’en peux plus, et il reste 180 bornes…
L’hiver, le soleil longe longtemps l’horizon pour sortir du givre, nappant le ciel de rose, d’orange, puis de bleu. Les yeux, abandonnant la traque fliquée du compteur, peuvent alors se promener dans les champs, sur les chênes de la forêt de Tronçais, s’arrêter sur des vaches ou faire des grimaces aux mômes qui attendent le bus scolaire. Mes mômes, eux, sont devant. D’aspis millénaires en trajectoire approximatives, les mobs descendent les vallons comme elles peuvent, la remorque parfois couchée sur le coté dans une gerbe d’étincelles, histoire de réchauffer le précieux cubi de Sauvignon et d’enlever la peau du saucisson pour la pause de 10 heures. Ça rit, ça galère aussi, et Freddy finit au tas, jante avant voilée à te désarçonner un cowboy, mais il avait dit qu’il irait au bout, alors… Alors j’ai fini par abandonner la troupe pour finir seul, parce qu’en fait je suis malade comme un chien. J’ai laissé mon petit déjeuner et les copains au pied d’un arbre pour monter, plié en deux mais pas de rire, jusqu’au plateau de Millevaches, en Corrèze. Les Millevaches, un nom qui sonne comme une blague, mais qui incarne chez les roule-toujours un point de passage incontournable, et pour cause : en 1969, Michel Perdrix, Parisien et président du MCP 95, décida d’organiser la première concentration motarde internationale française et libre au Mont Audouze, un des points les plus hauts du plateau. Un véritable fiasco niveau organisation, dû à une tempête de neige et des températures descendant jusqu’à -18°C, rendant la montée quasiment impossible, mettant à mal pilotes et mécaniques. Mais des pires situations naissent souvent les meilleurs souvenirs, et ces Millevaches premières du nom entraient simplement dans la mémoire motarde par la grande porte. Jusqu’en 74, et malgré le décès de son fondateur en 71, la Corrèze devint un incontournable des motards hivernaux. Devenu un conte raconté par de vieux barbus à des p’tits jeunes-qui-z-y-connaissent-rien, ce n’est qu’en 2009 que le MC Meymac à fait renaitre le mythe de ses cendres. Depuis 2013, une autre concentre est née de la divergence des points de vue, l’Authentic, qui change de site chaque année et se déroule la semaine d’avant. Qui a eu raison, qui a eu tort, qu’importe, quand des potes se mettent au service de mangeurs de bitumes pour leur faire passer un bon moment, on ne peut qu’être heureux de de le partager avec eux…
Millevaches, c’est un tout petit bled, et si tu fais pas gaffe, au moment où tu rentres dedans, t’es déjà sorti. Mais y a un truc particulier là-bas : un champ. Un champ bizarre, blanc le matin, vert l’après-midi, gris la nuit, où il pousse en lisière des drapeaux italiens, espagnols, hollandais, belges ou suisses, et des tentes en ce milieu d’après-midi. Un champ, une buvette rebaptisée « l’Abreuvoir » pour l’occasion, une rangée de chiottes de chantier et… et c’est tout.
Il est 14h30, c’est beau, tellement beau et je suis tellement malade aussi que je me dis que je pourrais bien crever là, que les éléments sont réunis. Mais je dois d’abord monter la tente. Une heure de sieste, de quoi remonter le bonhomme et resserrer la tripe, je regrimpe sur la Meuzeu, la selle encore chaude, direction Sadroc, entre Uzerche et Brives. Je passe les galères, la déviation de Saint Merd-les-Oursines (prends une cartes si tu me crois pas), le perdage dans la campagne corrézienne, le guidage approximatif des autochtones, le témoin de charge de la batterie qui s’allume au bout de 10 bornes et m’oblige à rouler sans phares jusqu’à 18h30 (et il fait très nuit, un 9 décembre, à 18h30…) sous peine d’être en panne dans un coin que je serais même pas capable de nommer à une hypothétique assistance. Ce soir, je dois juste arriver chez mon amie Françoise, tailler la bavette avec elle, chercher mon frangin qui arrive de Paris et du boulot à la gare de Brives aux alentours de 22h et dormir, peut-être… Ça se passe pourtant à peu près comme ça, soudure du régulateur une fois arrivé chez ma sauveuse en prime (merci Elian !)…
Quelques médocs, un café, et beaucoup de chaleur plus tard, je rekicke, accompagné cette fois de mon jumeau moins gros -ouais, mon p’tit frère- pour faire les 100 bornes dans l’autre sens pour notre vraie arrivée à Millevaches. Petite route pour bien lui donner le ton du week-end, arrêt à Meymac pour prendre l’inscription de rigueur (à 10 balles, t’as la totale), et feu à fond de trois dans les côtes pour rejoindre le campement. Et ça arrive de tous les bords ! Des sides, des trails, des mobs, des choppers de la mort, quelques sportives et des trucs très très moches arrivent de tous côtés. Y en a pour tous les goûts : de la GS toute sacochée alu au roadster transporteur de sac poubelles, du manchon chauffant au casque jet et à l’écharpe, chaque motard est venu avec ce qu’il avait de mieux pour affronter la route et la rigueur du climat.
Mais venu pourquoi, au fait ? Certes, la nature est belle, ce campement près des sapins donnerait des frissons à un réfugié écologiste de la jungle calaisienne, mais il s’y passe quoi, concrètement, ici ? Et bien… Rien.
Et tout en fait. Y a rien de prévu, pas de concert, pas de course, pas strip-tease, ni de venue du père Noël malgré le nombre incalculable de barbus. C’est juste un regroupement de fondus, une rave party sans la musique et en bécane. C’est simplement l’occasion de retrouver des amis, de regarder les montures parfois improbables des autres, d’admirer les styles, les tenues, les équipements, irréalistes. Alors on profite du jour pour mater les meules, les trésors d’ingéniosité qui ont permis de transporter un poêle à bois, un mouton et sa broche, la fixation de bidons de 50 litres pour faire des valises. On se marre devant un chopper sans fin et de son petit canard pervers juché sur le garde-boue.
On retrouve Tonton Roland, l’organisateur du Jumbo de Saint-Aignan, le propriétaire d’une Nimbus rencontré sur un coin de paddock mannois, et ma clique de bons farcis en mobylette. Certains ont mis plus de 11h pour rallier l’arrivée, dont Jean-Sèb, câble de gaz cassé qu’il a équipé d’un domino de chantier pour pouvoir accélérer et planter sa toile sur le plateau…
Corinne, notre photographe, nous a rejoints sur son V-Strom, augmentant les rangs féminins, plus nombreux chaque année. On passe l’après-midi ensemble, tranquilles, et le soleil commence à fondre, grosse boule de glace à la mangue dans un ciel passion. Prévoyants, les tas de bois se sont faits plus gros au milieu des tentes, et les feux commencent à crépiter un peu partout, pour rythmer les histoires des anciens et réchauffer les pieds des plus jeunes.
D’un apéro avec les Vierzonnais Philippe et Bruno, nous filons vers une base MZdiste, mère-patrie oblige.
Nous retrouvons Pépère, 68 berges, venu sur une 125 TS (la même que moi mais en pire) la barbe au vent, le béret sur la tête, et des souvenirs plein les poches. De son premier side-car cross construit de ses mains au 500 CR attelé EML, Pépère nous a raconté ses quelques expériences mécaniques, et un bout de sa vie. Notamment quand il n’a pas eu droit au chômage la première fois qu’il en a fait la demande à plus de 60 ans… Tout simplement parce qu’il devait être en retraite depuis deux ans !
J’ai laissé au frangin les expériences alcooliques, reposant mon foie pour mieux tendre les oreilles et me laisser bercer par toutes ces tranches de vie. Pépère n’a jamais eu le permis A, mais il a fait de la moto toute sa vie. Et il est là, philosophe, sur une pétoire qui ferait claquer Hidalgo, souriant avec ses amis. Un personnage, comme plein d’autres, se cachant dans les 2 500 campeurs venus sous les étoiles limousines, maintenant pétantes et magnifiques, de cette nuit sans ampoule. Mais pas sans lumière.
La suite n’est presque plus grand-chose. Une nuit pas chaude dans un duvet protecteur, une longue hésitation avant de sortir de la tente au réveil, et puis la fuite.
On replie le merdier en se demandant comment ça tenait à l’aller, on fait la bise à tous et on reprend la route.
La route, cette route. Parce que dans un week-end comme ça, elle n’est pas qu’un moyen. Elle n’est pas non plus l’objectif. Elle fait partie du tout, elle est à nous, elle est ce voyage, minuscule sur une carte, mais qu’il est possible d’aborder de tellement de façon différentes… Alors, en montant en famille sur ce side MZ – le même que mes parents se sont offert pour continuer la moto malgré l’arrivée d’un bébé il y a plus de trente ans -, en allant retrouver un peu de chaleur et d’amitié dans un coin de France préservé du béton, ça sentait, dans la fumée des feux de camps et les rondelles de saucisson, le retour aux sources. D’ailleurs, hasard de l’histoire, c’est précisément ce que veut dire Millevaches en patois, mille vacca : les milles sources…
Texte : Morgan Govignon – Photos : Corinne Montculier